ANNE-CLAIRE.

Pendant le temps que dura leur amitié, Victoire avait toujours plus ou moins essayé de se débarrasser d’Anne-Claire. Ce n’était pas un état d’esprit dont elle avait réellement conscience. L’idée affleurait de temps à autre, sans jamais émerger et se traduisait par un ennui diffus les rares fois où elle pensait à elle.
Victoire oubliait son existence, lui posait des lapins fulgurants et ne la rappelait jamais. Lui souhaitait son anniversaire avec deux semaines de retard. Quand, par chance, elle y pensait.
Aux alentours du mois d’octobre, elle se fendait d’un coup de fil pour qu’Anne-Claire arrose ses plantes. À Goa, sur la côte occidentale de l’Inde, elle partait « se recentrer » pendant deux semaines et demie. C’était important.

Le seul plaisir qu’elle éprouvait en sa compagnie prenait sa source dans l’admiration sans bornes qu’Anne Claire lui vouait. Pour tout et n’importe quoi : ses culottes en dentelles ; le prix exorbitant de son canapé ; le blond bébé de ses cheveux ; son nouveau dentifrice ; l’efficacité de son stérilet hormonal qui, contrairement à ce qui se racontait sur le net, n’entravait pas la libido. Du coup, Anne-Claire s’en était fait poser un illico, bien que Victoire se demandât à quoi il pouvait bien lui servir.

Victoire se prélassait dans le désordre de cette ferveur. Anne-Claire s’était livré pieds et poings liés.
Le seul verrou qu’elle n’avait pas fait sauter était celui de l’amour inconditionnel qu’elle portait à Marcel Proust. Victoire trouvait pathologique l’acharnement qu’elle déployait à poursuivre les traces moribondes de cet écrivain qu’elle jugeait n’être qu’un pansement.
Elle le lui avait déclaré à de nombreuses reprises sans réelle conviction puisqu’elle n’avait jamais lu une ligne de l’auteur. Mais, à ce sujet, Anne Claire tenait bon : à Illiers, la ville du petit Marcel, son bonheur avait été palpable ; devant le Grand Hôtel de Cabourg dans lequel il avait coutume de descendre avec sa grand-mère, ses larmes avaient coulé. Elle comptait bientôt se rendre à Venise, histoire de s’immerger plus encore dans l’intimité de son écrivain préféré qui, bien que charmant, n’en était pas moins tordu.

Un jour, Victoire désira s’initier à la danse orientale. Peut-être parce que, rentrant d’Inde, quelques airs zigzaguants s’accrochaient encore à sa mémoire, lui tripotant les entrailles au passage.
Elle était convaincue de posséder les prédispositions nécessaires : en discothèque, elle s’était toujours efforcée de remuer les fesses et de rouler les hanches. Elle trouvait ça sexy et jugeait qu’il était essentiel de faire un petit effort de ce côté-là.
Ce désir l’avait emportée définitivement à l’issue d’un dîner dans un couscous du quartier. Sidérée par la concupiscence que semblait déclencher la danseuse du ventre, elle souhaita âprement posséder ce pouvoir.
Devant leurs tagines, gênées, émerveillées, les femmes s’étaient tues. Certaines d’entre elles, la bouche ouverte, s’efforçaient de sourire. Ce n’était pas chose facile.
Attentifs et coupables, les hommes avaient posé leurs fourchettes et oublié leurs merguez, le bouillon refroidissait.
Que la danseuse soit foutue à l’envers, affublée d’une tenue fatiguée, ne dérangea personne. L’intérêt se portait ailleurs…
Victoire adora ce malaise attestant d’un trouble hormonal puissant qu’elle se jura de générer un jour. Un désir d’exhibition longuement réprimé. Elle se sentit, soudain, en étroite communication avec son utérus. C’était loin d’être désagréable.
Le lendemain, elle s’ouvrit de son projet à Anne-Claire qui comme d’habitude trouva ça trop cool.
Les deux jeunes femmes se retrouvèrent un jeudi soir au centre de loisirs pour le premier cours. Victoire avait hâte, convaincue qu’il lui manquait trois fois rien pour devenir la danseuse orientale occidentale dont elle rêvait.
Après son boulot à l’agence, elle avait regardé en boucle sur internet des stars de Belly Dancing se trémousser et tous les clips de Shakira. Ça n’avait pas l’air sorcier. Quand bien même le rythme s’emballait, elles demeuraient langoureuses. Et si leurs organes vibraient, leurs bras, jusqu’aux dernières phalanges de leurs doigts, suivaient un rythme à contretemps d’une grande nonchalance. Il faudrait s’en souvenir. Elle s’était entrainée devant son miroir pour ne pas avoir l’air trop godiche lors de son premier cours et jugeait qu’elle ne s’en sortait pas mal du tout.
Victoire ne supportait pas de débuter, les premières fois n’existaient pas. Même lorsqu’elle avait perdu sa virginité, elle avait fait croire à l’adolescent qui la dépiautait sur la plage qu’elle avait déjà couché. Il put alors la bâcler dans la joie.

Dans la salle de danse, les femmes se déployèrent et Victoire se débrouilla pour se placer au premier rang afin de profiter du grand miroir mural.
Anne-Claire s’était naturellement postée au fond avec les grosses, nota Victoire. Affublée d’une immonde jupe rose bonbon retenue par un foulard à sequins, elle patientait, visiblement anxieuse. Victoire s’était offert une tenue bleu nuit cintrée de l’incontournable ceinture tintinnabulante. Vêtue de ciel étoilé, elle se trouvait assez sublime. L’expression « un rien m’habille » lui caressa l’ego pour s’envoler lorsque la musique démarra.
Après l’échauffement que Victoire trouva facile, Leila, la prof, leur montra un enchaînement aussi langoureux qu’un soupir.
Elle décomposa ensuite le thème qui s’avéra nettement moins fluide. Mouvement après mouvement. Forcément, la magie n’opérait plus et Victoire était stupéfaite que cette manifestation de sensualité sauvage se résume, finalement, à une série de gestes secs juxtaposés dans un ordre militaire. À côté d’elle, toutes savaient exactement ce qui leur était demandé et suivaient une routine huilée pendant que Victoire rassemblait toute la concentration dont elle était capable pour reproduire la chorégraphie sans rien oublier. Elle tint bon et s’appliqua. À un moment, Leila se plaça derrière elle pour lui immobiliser les hanches de ses mains et lui expliquer ce qui clochait. Tout remuait en tout sens, ce n’était pas le principe. Leila lui donna des conseils auxquels Victoire ne comprit rien. Elle, elle trouvait qu’elle assurait grave.
À la fin du cours, Victoire éprouvait une légère déception, mais elle décida de ne pas lâcher l’affaire tout en ayant revu ses aspirations à la baisse. Si elle n’était pas la reine de la danse égyptienne, elle danserait suffisamment correctement pour faire illusion. Au fond, ça lui suffisait.
Anne Claire la rejoignit au vestiaire en nage, mais satisfaite. Devant ses petits yeux heureux, Victoire lui jeta que si elle en avait sa claque, elle pouvait laisser tomber. Le plus dur avait été fait : Victoire avait intégré le cours et n’avait plus besoin d’elle. Cela, elle ne le lui dit pas. Anne-Claire la fixa, le regard vide, avant de lui signaler qu’elle adorait Leila et l’embrassa en la quittant, pétrie de reconnaissance. Victoire se demanda si elle n’était pas complètement idiote.

Elles se rendirent au cours de danse orientale chaque semaine pendant trois longs mois, ce qui était un exploit de rigueur pour Victoire. Elle évitait le premier rang à présent et s’arrangeait pour intégrer le bon milieu de la troisième rangée, derrière la construction capillaire improbable d’une grande brune.
Elle en avait vraiment marre de Leila. Toujours à lui faire des reproches, à la redresser, lui détendre les bras. À lui coincer les hanches quand c’était aux épaules de se mouvoir, les épaules quand s’étaient aux hanches de basculer. Bref, ce qu’elle faisait n’était jamais assez bien, assez ça. Finalement, la danse orientale s’avérait beaucoup moins enivrante que ce qu’elle avait cru. Mais quelle importance, elle ne souhaitait pas devenir professionnelle. Elle était là pour le plaisir, après tout.
En bonne dernière de la classe, Anne-Claire dansait toujours à l’arrière. Victoire imagina que la prof avait oublié sa présence même. Elle ne lui faisait jamais aucune réflexion et les « très bien », les « parfait, ma belle » étaient adressés à quelques capées, probablement présentes à proximité pour stimuler l’arrière des troupes qui en avait grand besoin.
De son côté, Anne-Claire ne parlait de rien et se contentait d’être heureuse, c’était tant mieux. D’autant que Victoire la devinait souffrir en silence, ce qui semblait représenter une spécialité supplémentaire en dehors de sa vénération solitaire pour Proust et sa condition d’éternelle suiveuse.
En fin de cours, elle rentrait au vestiaire mutique, hallucinée, dégoulinante de sueur. Victoire la plaignait.
Quand ce fut son anniversaire, dans un élan de générosité inhabituel, Victoire décida d’inviter Anne-Claire au couscous. Théo, son mec du moment devait les y rejoindre. Il avait, un temps, vendu des appartements dans son agence. Un garçon parfait en dehors d’une propension à l’embrasser avec un surplus de salive complètement inutile. Comme il était décoratif, elle l’avait conservé quelque temps, en ayant soin de ne l’embrasser que lorsque c’était inévitable.

Comme prévu, la danseuse arriva en friandise. Ce n’était pas la même que la dernière fois. Vraiment plus jolie. Victoire se mordit les lèvres espérant qu’elle dégage avant l’arrivée de Théo.
La danseuse se mit à gondoler, onduler, puis frémir de mille spasmes enfouis dans ses entrailles qui menaient leurs propres cours.
Quand elle remarqua que Victoire battait la mesure, elle l’invita à danser. Au début effrayée, Victoire décida de la rejoindre, mais finit par changer d’avis l’air blasé. Et puis décida de se jeter à l’eau pour lâcher l’affaire après coup.
Quand elle se résolut enfin à bouger son corps, il était trop tard. La danseuse d’un ample coup de hanche s’était tournée vers Anne-Claire qui, les épaules roulantes la regarda le sourire aux lèvres, pour se lever de sa chaise tout à fait tranquillement. Victoire éclata de rire. Debout, ses bras dodus de part et d’autre de son corps s’épanouirent progressivement avec une telle souplesse qu’on n’aurait pu définir la pliure de ses coudes. Moelleux, en feu, son corps vivait. D’une grâce victorieuse. La séduction par-dessus tout.
Sans se hâter, Anne-Claire s’éloigna de la table, s’avança jusqu’au centre de la salle de restaurant sans un regard vers Victoire qui eut honte pour elle. Fit celle qui trouvait son amie incorrigible, une grosse blagueuse quoiqu’elle sentait que quelque chose clochait : personne ne riait. Certains commençaient même à battre la cadence en frappant dans leurs mains.
Elle dut se rendre à l’évidence : Anne-Claire n’était pas ridicule. Stupéfait puis admiratif, le regard de ses voisins de table lui fit un mal de chien. Victoire devina qu’ils vivaient un instant suspendu dont le souvenir perdurerait. Peut-être même l’évoqueraient-ils de temps à autre en proie à l’émotion. Le souvenir fugitif d’un strip-tease torride auquel elle avait assisté apparut dans son esprit embrouillé. D’une sensualité à se damner, entrepris par une femme plus toute jeune, clairement ménopausée, s’était-elle rassurée à l’époque. Elle sentait pourtant que, pendant le temps que dura son effeuillage, cette femme avait été la plus belle du monde.

Dans la salle du couscous, Anne-Claire se laissait aller, le visage souriant, le corps détendu. Elle maitrisait, avec une voluptueuse tranquillité, les multiples parties de son imposante personne.
Tendrement contrôlée, sa taille épaisse se mouvait au son de la derbouka. Algues tendres et grasses, ses bras ondulaient comme s’ils baignaient dans une eau calme. Ses larges hanches semblaient renfermer un secret. Sa corpulence était splendeur.
Anne-Claire inspirait l’amour et, il fallait bien se l’avouer, irradiait de beauté.
Théo apparut et se fraya un chemin vers leur table. Avant que Victoire eût le loisir d’émettre le moindre son, il lui fit signe de se taire – comme si Anne-Claire l’intéressait. Et visiblement, Anne-Claire l’intéressait.
— Cette meuf, mais elle est à tomber !
Lorsque la danseuse quitta la salle du couscous, Anne-Claire retourna à sa place sous les applaudissements des dîneurs. Théo l’accueillit en frétillant. Victoire se demanda si elle ne devait pas cesser de la voir.

Elle ne put s’empêcher d’espacer leur rendez-vous, décida même de faire appel à sa gardienne d’immeuble pour prendre soin de ses plantes en octobre.
Le lendemain du dîner au couscous, elle se consola en s’offrant une crème antirides de la Mer à 840,25 €.
Anne-Claire continua la danse orientale et fut éternellement reconnaissante à Victoire de l’avoir entrainée au centre de loisirs.

Sans même en être consciente, Victoire ne remit plus jamais en question le bien-fondé d’un stérilet posé dans l’utérus de quelque personne que ce soit.

4 commentaires

  1. Non mais quelle saleté ! Ça c’est de la copine !
    J’ai appris qu’on pouvait aller « au couscous » et qu’une crème antirides pouvait coûter le prix d’un ordi.
    J’ai bien aimé l’écriture, on s’agace bien. On ressent bien. Great !

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    1. Oui, Nath, la crème de la Mer est hors de prix ! Et encore, celle-là est la moins chère. C’est la crème préférée des femmes qui vont se ressourcer à Gstaad, accompagnée de leur petite bonne philippine… (quoique je connais des gens vraiment cool qui se rendent à Gstaad en vacances) Mais tu sais, c’est quoi le pire (pardon, je n’ai pas pu m’en empêcher…)
      ? C’est que je rêve de m’en tartiner une fois pour voir. Mais en réalité, c’est histoire de dire que je ne supporte pas l’arrogance !!! Oui ça énerve, je suis d’accord ! Ha ha!!

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